Les Auteurs du Cercle Littéraire de l'Escarboucle Bleue

L'INDIGNE EPOUSE

parSophie Bellocq-Poulonis

   

 

 La misogynie de monsieur Sherlock Holmes est pour certains de mes lecteurs un fait avéré que j’ai soi-disant moi-même corroboré à travers un grand nombre de mes comptes-rendus d’enquêtes.

Comme quoi, même un écrivain n’est pas à l’abri de rumeurs malveillantes s’il ne choisit pas des mots sans équivoque pour rédiger ses textes et éviter ainsi tout détournement de sens. Je reconnais avoir cité, au cours de mes récits, certaines paroles indélicates prononcées par mon ami au sujet des femmes mais il est abusif, à mon sens, de conclure avec certitude, pour qui ne le connaît qu’au travers de ses aventures, à sa totale aversion des femmes. Sherlock Holmes est certes resté célibataire, mais là aussi, rien ne peut permettre à quiconque d’en déduire que ce choix est lié à cette réticence suspectée par quelques médisants critiques. Il est vrai enfin qu’à l’époque de notre association, nous reçûmes tous deux une poignée de lettres déplorant son attitude anti-féministe : elles émanaient le plus souvent de dames outrées par les propos subversifs tenus sur leur sexe. Mais, au risque d’être à ce jour accusés de légèreté, nous n’en tînmes pas compte jugeant d’abord exagérées les accusations portées contre nous et n’attachant que peu de cas à leur nombre ridicule - avouons-le, ces revendications dignes de suffragettes nous firent plus rire qu’autre chose.

Cependant aujourd’hui, alors que Holmes s’est retiré de la scène internationale pour ne plus se consacrer qu’à ses abeilles, certains exégètes se sont mis en tête d’étudier l’ensemble de mes récits pour en extraire d’intéressantes études " holmesiennes " - comme ils les appellent pompeusement -, lesquelles sont éditées dans de savantes revues littéraires principalement destinées aux universitaires. Certaines de ces publications, pour en donner quelques exemples, influencées par les travaux de Sigmund Freud s’interrogent sur l’enfance de Mr Holmes, d’autres s’évertuent à dresser la liste des monographies dont il est l’auteur, d’autres encore répertorient ce que ces fins lettrés nomment les " untold stories " (c’est-à-dire les enquêtes dont j’aurais fait mention sans en donner un récit détaillé) ; une, enfin, expose avec force citations jugées péremptoires par son auteur l’irréfutable misogynie du grand détective anglais. On raconte même dans les milieux initiés qu’une autre étude écrite sur la base de cette dernière et rédigée par un anonyme laisserait entendre que, sous couvert de notre initiale colocation, se serait développer, entre Holmes et moi, une amitié plus intime qu’il ne paraît laquelle se serait muée, au fil des ans, en une relation homosexuelle. Une telle accusation vaudrait quelque procès en diffamation si je n’en tenais si peu cas d’abord, si je n’étais pas si vieux ensuite et surtout si je ne craignais qu’on ne profite d’une telle publicité pour me harceler afin que je dévoile, notamment, le lieu où se cache Mr Holmes à ce jour. Car il ne faut pas se leurrer, l’adresse donnée dans La Crinière de Lion a été volontairement falsifiée afin d’éviter toute visite importune qu’elle soit le fait de clients potentiels, de journalistes ou de cette élite intellectuelle qui, au travers d’écrits se voulant érudits, porte atteinte à la réputation de mon ami - et à la mienne dans un même temps.

Mais revenons à cette soi-disant misogynie avérée de Mr Sherlock Holmes. Je ne puis le nier, Holmes s’est toujours méfié des femmes et surtout des sentiments qu’elles pouvaient solliciter chez un homme. En tant que logicien, seul son cerveau devait guider son travail ; si, par malheur, il se laissait submerger par un sentiment amoureux, tout le raisonnement qu’il avait échafaudé au cours d’une enquête pouvait être faussé et l’objectivité - maîtresse de la rigueur - se voir alors évincée. Voilà pourquoi, Mr Holmes a choisi de ne poser sur les femmes qu’un regard froid et dénué d’admiration. S’il n’avait eu ne serait-ce qu’une once d’attirance pour elles, il était perdu : pour preuve son " duel " avec Irène Adler qui parvint à le mettre en échec à cause justement des sentiments qu’elle lui fît éprouver. Conscient de cette faiblesse possible, il jugea donc préférable de se montrer sur le qui-vive avec les femmes, préférant les dénigrer d’emblée - tout en restant courtois et chevaleresque avec elles, cependant - afin de se préserver de toute éventualité insurmontable.

Nous eûmes, néanmoins, au cours de notre association la preuve de la perfidie de certaines d’entre elles, ce qui conforta Holmes dans ses retranchements et lui servit de références à chaque fois qu’il se sentait fléchir face à leurs charmes. Ce fut par exemple le cas de cette femme qui fut pendue parce qu’elle avait empoisonné ses enfants afin de toucher l’assurance-vie contractée sur leurs têtes et celui de cette autre dont je vais - maintenant qu’elle ne peut plus nuire à personne mais dont je me suis permis cependant de modifier les noms et les lieux - conter l’odieux forfait, lequel montre combien l’appât du gain, une fois de plus, servi par un esprit froid et calculateur peut conduire un individu à commettre l’acte irréparable tout en lui assurant l’impunité (et la feinte conviction d’avoir agi selon les dernières volontés de sa victime ?). Cette affaire fut portée à notre attention par l’actrice involontaire du drame qui - ingénieusement manipulée par le metteur en scène du crime - fut paradoxalement à la fois et l’exécutrice et, en quelque sorte, le garde du corps de la victime.

 

Par une froide après-midi de mars - dont je tairais l’année par souci de discrétion -, Holmes installé dans son fauteuil face à un bon feu de cheminée, caressait nonchalamment son violon dans l’attende d’une visite. La veille au soir, il avait reçu un courrier dont il avait convoqué l’auteur pour le lendemain à l’heure du thé. M’ayant invité à prendre connaissance de la lettre, il avait suggéré que j’assiste à l’entretien, soupçonnant - on ne sait pourquoi - une affaire nécessitant mes compétences en médecine. Il ne s’y trompa guère, comme le montrera la suite du récit. La lettre (dont je donne une copie intégrale ci-dessous) rédigée à la hâte sur une feuille de papier ordinaire avait été postée près de Bart’s :

Cher Mr Holmes,

Vous aurez sans doute des difficultés à déchiffrer ma lettre et je vous prie de m’en excuser, mais les événements qui se sont produits à Mansfield House m’ont tellement bouleversée que ma main en tremble encore. J’ai longuement hésité avant de prendre ma décision : fallait-il avertir les autorités au risque d’être inculpée de meurtre ou devais-je avoir recours à une autorité parallèle capable de démêler l’affaire avec un professionnalisme dénué de tout préjugé social ? Ayant eu connaissance de votre travail par le biais d’une amie à qui vous avez, il y a peu de temps rendu un petit service, j’ai estimé que vous étiez une instance suffisamment avisée pour juger de l’affaire à laquelle je suis mêlée bien malgré moi. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : j’ai été l’instrument d’un meurtre alors que je tentais de tout mettre en œuvre pour empêcher qu’il ne se produise. Aidez-moi, Mr Holmes, vous êtes le seul à pouvoir démêler cette affaire dont le dénouement tragique pèsera longtemps sur ma conscience en m’infligeant un insurmontable sentiment de culpabilité. En connaisseur du crime, seul vous pouvez m’aider à comprendre ce qui s’est réellement passé et me dire si je suis coupable d’une telle ignominie.

En espérant qu’il vous sera possible de me recevoir.

Mary Ann Abbott.

 

La jeune femme qui se présenta à l’heure convenue était fort jeune et devait avoir une vingtaine d’années. Elle portait un long manteau noir avec capuche fait dans une étoffe chaude et très épaisse qui la recouvrait entièrement jusqu'aux pieds, si bien que sa silhouette sous l’amas de tissu en était estompée et son visage, dissimulé. Lorsqu’elle le retira, nous pûmes constater qu’elle avait les cheveux d’un noir de jais, retenus en chignon et un regard tout aussi ténébreux qui faisait ressortir la lividité de son teint. A cela s’ajoutait une extrême nervosité qui s’exprimait par une agitation constante des mains et par un geste récurrent qui consistait à balayer derrière son oreille droite une mèche rebelle imaginaire qui semblait la gêner. Mrs Hudson qui l’avait introduite l’invita à s’asseoir sur le sofa avant que Holmes ne pût lui-même le faire. Elle avait cette façon de mettre nos visiteurs à l’aise - surtout les femmes d’ailleurs - en se montrant à la fois attentionnée et complice, attitude chaleureuse qui permettait ensuite à Holmes, je l’avais noté, de mener l’entretien de manière à obtenir tous les renseignements dont il avait besoin. Je me demandais parfois si tous deux n’étaient pas de connivence, mais le dévouement de Mrs Hudson et sa sincérité étaient bien trop naturels pour être feints. Nous eûmes le temps de faire connaissance avant que notre logeuse ne réapparût avec du thé accompagné de ses habituels scones et petits biscuits - face auxquels j’avais du mal à résister.

Miss Abbott était infirmière et débutait dans le métier, elle n’avait occupé qu’un seul poste de garde-malade chez une famille bourgeoise auprès d’un enfant souffrant d’une angine de poitrine. Fort bien rémunérée et heureuse de ce travail, elle avait dû cependant se mettre en quête d’un autre emploi, le docteur ayant prescrit un changement d’air au jeune malade entraînant ainsi toute la famille à partir pour la Suisse. Son poste suivant lui avait valu une énorme crise de conscience et c’est de celui-ci qu’elle était venu nous entretenir.

" Je ne peux vivre avec cette idée et pourtant j’ai parfois la certitude de mon innocence et l’intime conviction d’avoir servi d’instrument funeste à l’accomplissement d’un malheur prémédité par une femme monstrueuse qui s’est jouée de moi et des circonstances affreuses qu’elle a elle-même mises en scène. "

Cet aveu lui arracha un profond soupir et la peur se dessina sur son visage dont la pâleur était inquiétante.

" Miss Abbott, enchaîna Holmes, j’ai lu votre lettre avec attention et suis prêt à vous aider. Permettez que mon ami, le Dr Watson, prenne part à notre entretien. Même s’il prend des notes au cours de celui-ci, sachez que les paroles qui seront prononcées en ces lieux ne seront en aucun cas dévoilées à quiconque, du moins tant qu’elles pourront vous porter préjudice. Le Dr Watson, comme moi-même, vous promettons de garder le silence sur cette affaire et de mettre à votre disposition notre sens du devoir pour vous aider, dans la mesure du possible, à surmonter le sentiment de culpabilité qui vous étreint. Pour cela, il vous faut nous conter l’affaire dans ses moindres détails, sans omettre un fait - aussi infime, puisse-t-il vous paraître -, afin que je parvienne à me forger une opinion la plus juste possible. Mais en dépit de ce souci du détail dont je vous demande de faire montre, je vous exhorte aussi à l’objectivité : il n’est rien de plus trompeur qu’un récit entaché de sentiments - bons ou mauvais - liés à une personne, laquelle va être jugée ici en notre âme et conscience. Prenez donc votre temps et donnez-moi le récit le plus réaliste des événements dont vous avez été le témoin, l’actrice et la victime. "

La jeune femme, encouragée par ce discours, se racla la gorge et avala le contenu de sa tasse de thé avant de commencer :

" Il y a deux semaines de cela - le lundi 8, pour être précise -, j’avisai une petite annonce dans les colonnes du Times réclamant une garde-malade. Etant sans emploi depuis deux jours entiers, je décidai de me rendre à l’adresse indiquée afin de me présenter et de connaître les conditions de travail. Je me rendis dans le quartier de Mayfair et n’eus aucune difficulté à trouver la maison. Je fus reçue par Mrs Skeffington, une très belle femme âgée de vingt-cinq ans environ au port altier et très élégamment vêtue qui m’expliqua en quelques phrases le but de mon travail : je devais être présente de six heures le matin à six heures le soir - heure à laquelle une autre garde-malade prenait ma suite pour la nuit - et veiller à ce que le patient ne manque de rien, ce qui se résumait, à peu de choses près, à lui donner ses repas, m’occuper de sa toilette et aérer la pièce aux heures les plus chaudes de la journée. Le malade, un homme au front largement dégarni et aux cheveux blancs, paraissait avoir dépassé la soixantaine d’années et reposait à l’étage supérieur dans la chambre la mieux exposée, prisonnier d’une constante semi-inconscience. Mrs Skeffington me reprit sévèrement lorsqu’à la fin de notre entretien et après avoir rendu visite à mon patient, je lui demandai, mue par une curiosité toute professionnelle, de quoi souffrait son père : " Mon mari, me dit-elle en accentuant exagérément sur ce dernier mot, a subi une attaque il y a neuf semaines de cela qui l’a plongé dans cette immobilité comateuse et a affaibli son cœur déjà malade. Le Dr Huxtable de Harley Street qui le soigne et vient s’enquérir de sa santé chaque soir vers sept heures a préconisé un calme absolu et un traitement que je me charge moi-même (elle insista sur ce mot) de lui donner à heures fixes. Il a bon espoir : il pense en effet que si mon mari sent à travers les soins qu’on lui prodigue tout l’amour et l’attention qu’on lui porte, il a quelque chance de guérir. Cette théorie médicale peut paraître un peu farfelue en soi, pourtant j’y adhère totalement et souhaite qu’Edgar me revienne vite. "

Elle avait parlé avec une déroutante emphase et une affliction qui me semblait feinte. Cette femme à qui je reprochais ses grands airs ne me plaisait pas, mais ayant été engagée pour servir son époux, je n’en tins pas grand cas d’autant plus que jusqu’au jour sinistre je ne la vis que très peu.

La première semaine se déroula de façon tout à fait ordinaire et je pris très vite mes petites habitudes. J’arrivais à la propriété vers six heures moins le quart et buvais un thé en compagnie de Marggie, la cuisinière. Puis, je me rendais dans la chambre du malade où, Mrs Stamford (l’infirmière de nuit dont j’appris plus tard qu’elle avait été la gouvernante de Madame quand elle était enfant) m’accueillait pour me donner des nouvelles de Monsieur avant de me laisser à mon travail. Je passais la journée dans la chambre, souvent à lire ou à broder, le malade dormant tout le jour durant. Il semblait ne reprendre vaguement conscience qu’à l’heure des repas au cours desquels il mangeait fort peu. J’ai dit que je ne vis que très peu Mrs Skeffington durant mon service. C’est vrai dans le sens où l’on considère la chose dans sa durée : en effet, elle apparaissait à l’heure des trois repas que j’assurais avec une immuable ponctualité pour donner à son époux les médicaments prescrits par le Dr Huxtable qu’elle avait l’habitude de laisser sur la console près de la fenêtre. Je quittais la pièce quelques instants, trois fois par jour (pour le petit déjeuner, le déjeuner et le thé) durant ces moments où le malade pouvait jouir d’une présence autre que la mienne : j’en profitais pour me dégourdir les jambes et échanger quelques mots avec Marggie en prétextant descendre à la cuisine pour y prendre les plateaux. Je n’étais jamais absente de la chambre plus de cinq minutes et pensais, en me référant à la théorie du bon docteur de Harley Street, que le malade savourerait ces moments d’intimité avec son épouse, laquelle se retirait dès mon retour après lui avoir baisé le front avec une tendresse compassée.

Tout se passait très bien, excepté que je ne notais aucun changement dans l’état du patient : il dormait toute la journée d’un sommeil de plus en plus agité, montrant des difficultés à respirer et était secoué parfois par de violentes quintes de toux qui, heureusement, ne duraient pas. Il n’émergeait de son sommeil pour n’avaler qu’un quart de la nourriture qu’on lui destinait - mais devait-on voir là un signe de conscience ? Je pensais que cette carence en nourriture ne l’aiderait pas à guérir en dépit de n’importe quel traitement même d’une redoutable efficacité et que les symptômes accompagnant son sommeil méritaient d’être signalés au docteur - si cela n’avait pas été déjà fait. Convaincue d’agir en mon âme et conscience, j’essayai donc, un soir de ma deuxième semaine à Mansfield House après mon service, d’en discuter d’abord avec Mrs Stamford - qui ne put rien me dire (d’après Marggie, elle dormait durant son service et n’avait aucune qualification pour un tel emploi) - avant de faire part de mes inquiétudes à Madame. Celle-ci, avec une condescendance mal dissimulée, écouta avec attention ce que j’avais à lui dire, mais arguant que j’outrepassais mes attributions et venais piétiner le domaine exclusif du Dr Huxtable, dont l’autorité était l’unique qu’elle reconnût, elle conclut sur mon excès de zèle avec une colère difficilement contenue. Après quelques secondes d’un silence total où nous demeurâmes toutes deux interdites par cette scène incongrue, elle se radoucit et m’entraîna dans le salon où elle m’avait reçue lors de notre première rencontre. Là, elle me fit asseoir et adopta une mine contrite, avant de me présenter ses plus plates excuses. Son emportement était le fruit de cette tension qu’elle subissait chaque jour et qui était liée à l’état de santé de son époux qui, elle en avait pleinement conscience, ne présentait aucune amélioration, bien au contraire. Elle parvint à se rendre sympathique alors que j’avais jusque-là eu du mal à l’apprécier. Puis, elle me dit, sur un ton de confidence, qu’elle avait quelque chose d’extrêmement important à me demander et que seule une personne de confiance pouvait entendre sa requête. Néanmoins, avant d’aborder le sujet que je soupçonnai délicat, elle m’interrogea sur mes emplois précédents, souligna mon jeune âge pour un tel travail et glissa doucement vers des sujets plus personnels : ainsi me raconta-t-elle sa rencontre avec Sir Skeffington, son mariage encouragé par un père soucieux de rehausser l’image de sa famille. J’eus d’emblée l’impression qu’elle tentait de me sensibiliser aux difficultés pour une femme de son âge de partager la vie d’un homme aussi vieux. Son attaque était un malheur insurmontable : Sir Skeffington avait été un homme très actif qui ne supportait pas de rester assis ne serait-ce qu’un quart d’heure, il était sans cesse par monts et par vaux ; quant à elle, elle était jeune et gaspillait sa vie à s’occuper d’un " mort-vivant " - c’est l’expression qu’elle employa. Avec une éloquence et une diplomatie bien étudiées, usant d’arguments irrécusables, elle me dépeint un tableau contrasté des deux vies qu’elle mena auprès de son époux - avant son attaque et après. Et au moment où elle me jugea acquise à sa cause, elle m’implora de l’aider à mettre fin à l’existence de son mari. Atterrée, je commençai d’abord par me demander si j’avais bien compris le discours qu’elle m’avait tenu ; puis, scandalisée, je refusai catégoriquement de participer à un assassinat et m’engageai à empêcher quiconque d’attenter à la vie de mon patient. Face à ma réaction qu’elle avait probablement envisagée, elle ne broncha pas et se retrancha dans un mutisme attristé avant de reprendre l’attaque : elle m’accusa d’abord de manquer de discernement : " il est inconscient depuis des semaines autant le considérer comme mort ", son état de grabataire le condamnait plus encore, c’est pour cela qu’elle pensait que poursuivre des soins sur un homme ayant déjà renoncé à vivre était du temps perdu. Ne me voyant pas céder, elle laissa à nouveau éclater sa colère et, plantant son regard froid dans le mien, elle avoua sereinement : " Avec ou sans votre aide, Sir Skeffington sera mort demain pour le soulagement de tous. Ainsi en ai-je décidé. " Elle poussa même l’impertinence à me dire qu’il mourrait sous mes yeux avant que ne sonne l’heure de la fin de mon service. " Votre intervention ne changera rien et si vous racontez ce que je viens de vous dire à qui que ce soit, je veillerai à ce que vous ne retrouviez plus aucun emploi et à ce que la misère soit votre lot quotidien; de plus, compte tenu de l’excellente réputation dont je jouis et vu mon dévouement à mon mari - dont pourront témoigner nombre de mes connaissances parmi lesquelles je compte notamment le superintendant de Scotland Yard -, je crains que vous ne puissiez convaincre quiconque. "

Je ne parvins pas à trouver le sommeil cette nuit-là et tentai d’envisager plusieurs solutions pour la tenir loin de son mari. Je décidai de ne pas aller chercher les repas à la cuisine mais de les faire porter par la bonne afin d’empêcher Mrs Skeffington de rentrer dans la chambre. Les médicaments étaient toujours sur la console et je connaissais les doses à respecter puisque l’ordonnance s’y trouvait aussi. Dès mon arrivée, et après avoir donné mes instructions à Marggie concernant les repas, je m’enfermai dans la chambre, prête à tenir le siège jusqu'à six heures – et au-delà, s’il le fallait. Mrs Skeffington avait juré que son époux mourrait sous mes yeux sans que je n’y puisse rien faire, je la savais déterminée et étais convaincue qu’elle agirait comme elle l’avait annoncé. L’état du malade était stationnaire : le sommeil agité, la respiration rauque et les quintes de toux étaient les symptômes habituels. A neuf heures pour le petit-déjeuner, je parvins à lui faire avaler une tasse de thé sucrée ainsi que deux toasts réduits en bouillie et mélangés à de la marmelade. Craignant l’empoisonnement - bien que j’eûs expressément demander à Marggie de ne pas laisser Madame approcher des plateaux destinés à son époux, sans toutefois lui donner d’explication -, je goûtais chacune des boissons et nourritures. En plus de mes devoirs quotidiens, je m’acquittais aussi de celui que c’était attribué Madame : je donnais au malade son traitement journalier qui consistait en la prise de trois médicaments (un analeptique c’est-à-dire un fortifiant, un fébrifuge et un analgésique) se présentant sous forme de potions, réparties dans trois bouteilles d’aspects différents portant le sceau d’un apothicaire réputé d’Oxford Street. Ayant envisagé que ceux-ci auraient pu eux aussi être l’instrument mortifère choisi par l’indigne épouse, j’avais interrogé Mrs Stamford à leur sujet : la garde-malade se chargeait de la dernière prise de médicaments de la journée qui se faisait avec le repas du soir, servi vers 7 heures et demie, après la visite du docteur. Madame, pour sa part, ne venait dans la chambre qu’une seule fois, vers 9 heures, pour embrasser son époux avant d’aller se coucher et ne réapparaissait jamais avant le lendemain soir lorsqu’elle revenait prendre son service. De très rares fois, elle l’avait croisée dans le couloir à 6 heures lorsqu’elle regagnait ses appartements (car Mrs Stamford avait une chambre dans la maison à l’étage où dormait la domesticité) mais vu l’heure matinale à laquelle elle quittait le malade, Madame était encore au lit.

La journée se déroula en grande partie comme à son habitude, excepté que Madame, s’étant vu interdire l’accès à la chambre, quitta la maison en fin de matinée pour ne revenir que vers 5 heures et demie. Au fur et à mesure que s’avançait l’après-midi, je parvins à me convaincre que les menaces proférées la veille ne seraient pas mises à exécution : Mrs Skeffington, nerveusement à bout, s’était laissée emporter ; il me fallait à mon tour essayer de chasser cette tension qui m’avait étreinte depuis qu’elle m’avait convoquée dans le salon pour m’exposer son projet infâme qui n’aboutirait pas. Mais vers six heures moins le quart, alors que la porte d’entrée venait juste de claquer, le front de Sir Skeffington se perla de sueur et des spasmes le secouèrent ; sa respiration se fit plus oppressante avant de se muer en râle. Je sonnai pour demander de l’aide : la bonne et Madame arrivèrent aussitôt alors que le valet était envoyé chercher le docteur. En dépit de mes efforts pour le ramener à la vie, je ne pus rien faire et, en moins de deux minutes, il décéda. Voyant cela, la bonne épouvantée s’enfuit en pleurant telle une hystérique. Je demeurai immobile, les yeux rivés sur mon patient. Sa femme qui s’était avancée près de la fenêtre affichait un calme déconcertant que je jugeai suspect. Me contournant, elle s’assit sur le lit, lui caressa le front puis prenant sa main inerte, elle chuchota sans détacher son regard du visage livide: " C’est bien mieux ainsi, n’est-ce pas Miss Abbott ? " Je restai sans voix. Sa prédiction s’était accomplie. Comment était-elle parvenue à tuer son époux (car j’en étais convaincue désormais) sans l’avoir approché une seule fois durant la journée ? Je compris lorsque le Dr Huxtable apparut dans l’encadrement de la porte : sur la console, il y avait désormais quatre flacons et l’ordonnance qui les accompagnait portait une date bien plus récente que celle que j’avais lue sur la précédente. Aux trois potions que j’avais données au malade, s’y ajoutait une nouvelle, destinée celle-là à régulariser son rythme cardiaque. A la prescription de ce médicament, le docteur avait ajouté une note écrite à l’encre rouge et deux fois soulignée : "A donner impérativement à l’heure indiquée " et "Ne pas dépasser la dose prescrite". Sur le flacon, je pus lire : " Deux cuillérées à 5 heures ". Madame surprit mon effroi alors que le docteur constatait le décès. " Docteur, dit-elle comme pour me narguer, rassurez Miss Abbott. Je lis dans son regard une incommensurable culpabilité. Je puis témoigner : elle a tout fait pour sauver mon Edgar. La bonne était présente, elle peut le confirmer.

- Infarctus foudroyant, Miss Abbott. Ce n’est nullement votre faute. Ce n’est un secret pour personne, Sir Skeffington souffrait du cœur. Vous en verrez d’autres, votre métier comme le mien est parsemé de tragédies humaines contre lesquelles on ne peut parfois malheureusement rien ", dit le docteur d’une voix qui se voulait apaisante.

Avant de quitter la chambre, j’observai à nouveau la console et surpris Madame en train de froisser entre ses paumes l’ordonnance qui m’avait induite en erreur. Elle me rattrapa dans les escaliers :

" Le diagnostic du docteur est indiscutable, mais vous comme moi savons de quoi est mort mon époux. Vous ne pourrez jamais prouver ma culpabilité, par contre je suis en mesure de traîner votre nom dans la boue en vous accusant de négligence. Je pense qu’il est donc préférable pour nous deux d’oublier ce fâcheux incident et de poursuivre la vie que Dieu nous destine. Tenez, voici vos gages. Vous êtes une personne sérieuse et toute dévouée à votre travail, je pense que vous n’aurez pas de difficulté à trouver un autre emploi. Je peux même vous recommander si vous le désirez. "

Sur ces mots, je lui tournai le dos et quittai la maison sans même saluer Marggie, tant le sentiment d’impuissance et celui d’avoir été flouée me pesaient.

Voilà monsieur Holmes, l’horrible affaire à laquelle je suis mêlée et pour laquelle je vous demande de m’aider à rendre justice. "

Holmes n’émergea pas de suite de son silence, il se cala plus confortablement dans son fauteuil et alluma une pipe. Comme je l’avais souvent vu faire, il avait jusque-là écouté le récit horrifiant de notre visiteuse, assis en tailleur, les coudes posés sur ses genoux et les doigts joints. Si cette attitude pouvait paraître cavalière pour qui n’y était pas habitué, elle avait l’avantage - m’avait-il un jour expliqué - de permettre un oubli total des contingences du corps (lesquelles, liées à l’inconfort de l’installation, à la chaleur ou l’ennui parfois, pouvaient parasiter l’attention) et une concentration exclusive sur la voix du récitant ; le fait de fermer les yeux rendant l’écoute encore plus efficace. 

" Je crains, Miss Abbott, de ne pouvoir vous être d’aucun secours. Cette femme est, si je m’en tiens à votre version des faits, l’archétype même de la meurtrière exceptionnelle: calculatrice et sans scrupules, elle est parvenue à ses fins tout en couvrant ses arrières. Quel machiavélisme ! C’est ce que Thomas de Quincey aurait appelé un beau crime. Quel dommage qu’il ne soit plus de ce monde pour en rendre compte ! Aussi scandaleux que cela puisse vous paraître, la justice des hommes ne peut rien contre un tel monstre. La préméditation de son acte lui a permis d’envisager tous les cas de figures possibles pour se mettre à l’abri d’éventuelles poursuites. Le crime aurait pu être parfait - c’est-à-dire insoupçonné - si elle ne vous avait pas mise au courant de sa volonté d’en finir avec son époux. Peut-être aurait-elle pu ne pas vous faire part de son odieux projet : mais alors, comment justifier le médicament manquant - l’arme du crime par omission (si je puis m’exprimer ainsi) ? En vous mettant dans la confidence, elle a exacerbé votre professionnalisme et suscité chez vous une protection plus active du malade ; en prétextant une absence durant la journée du meurtre, elle vous a tacitement chargée de lui donner son traitement. Et, en dépit de ses avertissements, elle est non seulement parvenue à ses fins mais en plus, elle a fait de vous - à votre insu, bien sûr - sa complice. Et là est toute l’excellence de ce crime. Si minutieusement préparé que c’en est fascinant !"

Holmes était visiblement enflammé, il parlait avec une passion et une admiration qu’il ne pouvait occulter.

" Rendez-vous compte, reprit-il en se levant de son siège pour arpenter la pièce et accompagner ses mots de gestes théâtraux. Rendez-vous compte, elle vous a avoué sa volonté de tuer - sans en exposer la manière - pour acheter votre silence. Elle savait que la culpabilité vous rongerait mais que le doute sur vos propres agissements dans l’acte de mise à mort vous empêcheraient de la dénoncer. Sans compter les menaces proférées à votre encontre. Cette femme est sans conteste un cerveau auquel j’aurais aimé me confronter. " Comment aurais-je agi si j’avais été à votre place " est un sujet qu’il va me falloir étudier ? Mais revenons à vous, Miss Abbott, et à votre requête. Très franchement, je pense qu’une telle affaire conduirait à un non-lieu dans un tribunal - au pire, à une mise en examen pour diffamation prononcée contre votre personne, cela va de soi. Mrs Skeffington est une femme du monde, dévouée à son époux, connue dans son milieu pour ses engagements dans diverses oeuvres caritatives et dont l’intégrité demeure inattaquable aux dires de son entourage. En comparaison - et n’y voyez là aucune offense -, vous n’êtes qu’une garde-malade temporairement engagée, sans lettre de recommandation et débutante de surcroît. Déjà, vous partez avec un lourd handicap. C’est le premier point. Deuxième point : Mrs Skeffington vous confie vouloir tuer son époux, la veille de sa mort effective, mais vous gardez pour vous cette confidence et décidez de vous opposer seule à l’accomplissement de l’acte, sans savoir comment la meurtrière va s’y prendre pour perpétrer son crime. Comment expliquer cela ? Troisième point (et c’est là, à mon avis, le fait le plus accablant)... Ne pleurez pas, voyons. Je fais tout pour vous montrer combien vous avez été flouée - ce qui va nous permettre de prouver votre totale innocence."

Je me levai pour tendre un mouchoir à la demoiselle qui, à chaque parole de Holmes, semblait pâlir plus encore. Déjà son teint livide lui donnait une apparence maladive mais là, elle devenait presque transparente et je craignais qu’il ne me faille bientôt avoir recours à ma trousse médicale pour calmer cette tension que je sentais monter en elle au fur et à mesure que mon ami tentait de la disculper.

" Reprenons. Nous en étions au troisième point : restée seule avec le malade - Madame s’étant aménagé un alibi incontestable en quittant la maison jusqu’à 5 heures et demie environ en vous laissant le soin de donner son traitement à Sir Skeffington -, vous vous laissez abuser par une ordonnance posée sur la console près des potions que vous aviez l’habitude d’y voir. Mais comment vous accuser ? Comment savoir en effet, à moins d’avoir pu discuter avec le Dr Huxtable - qu’on a tout fait pour que vous évitiez de le rencontrer -, qu’il existait une deuxième ordonnance prescrivant elle quatre médicaments, dont un - essentiel - destiné à stimuler le cœur du malade ? Vous ne pouviez pas soupçonner l’existence de cette seconde ordonnance et encore moins celle de ce quatrième médicament que Mrs Skeffington devait porter sur elle - tout comme l’ordonnance, sans doute - lorsqu’elle venait s’acquitter des soins qu’elle avait choisi de prodiguer elle-même à son époux. Quatrième point, enfin : vous n’avez pas été informée des véritables problèmes de santé de Sir Skeffington - et notamment de ceux liés à ses déficiences cardiaques gravissimes et de sa dépendance au fameux médicament dont la prise repoussée de trois-quarts d’heure seulement a entraîné une mort immédiate.

En conclusion, je pense que vous avez été choisie à cause de votre noviciat dans le métier et que, profitant de cela, on a délibérément omis de vous faire savoir des faits importants - pour ne pas dire vitaux - afin de mener à bien son action criminelle dont je soupçonne le mûrissement bien antérieur à votre recrutement. D’autre part, en vous informant de son odieux projet, Mrs Skeffington a, dans un premier temps, voulu éprouver votre professionnalisme - qui est sans faille si l’on en juge par votre récit (mais Marggie, ainsi que le personnel de la maison, pourra en répondre, j’en suis convaincu) - pour l’utiliser ensuite dans un contre-emploi afin de le mettre au service de desseins meurtriers. Mais, une fois de plus, Miss Abbott, n’ayez crainte : la meilleure cour d’Angleterre ne pourrait vous accuser de négligence. Dans un même temps, et je le déplore, elle ne pourrait pas non plus démasquer Mrs Skeffington et lui faire endosser le meurtre de son époux - faute de preuves matérielles.

Seul l’affrontement de deux personnes, vous et elle, pourrait convaincre un jury objectif - et je souligne cet adjectif. Car compte tenu de sa réputation, elle ne pourrait être qu’acquittée ; quant à vous, nous assisterions au mieux à un procès pour diffamation, au pire à une condamnation pour manquement à la tâche pour laquelle vous avez été engagée assortie d’une peine pour homicide involontaire sur la personne de Sir Skeffington. Quoi que nous fassions, elle sera intouchable et le crime dont vous l’accusez restera impuni. Enfin, si l’on considère l’ensemble de ses agissements, elle n’intentera rien contre vous : elle voulait se débarrasser de son mari en assurant ses arrières, c’est-à-dire en compromettant une personne innocente si celle-ci tentait de dévoiler son crime. Tout a parfaitement bien marché : vous êtes convaincue d’avoir été abusée, en pleine crise de conscience, incapable d’agir contre les faits établis. Je suis votre serviteur et me voici, moi aussi, pieds et poings liés face à une situation inextricable puisque, ayant envisagé toutes les solutions possibles, j’en arrive à la conclusion suivante : personne, pas même la justice, ne peut intenter quoi que ce soit contre Mrs Skeffington. Elle est intouchable. Nous sommes ici en présence d’un crime parfait dont elle seule porte la responsabilité : elle l’a mûrement calculé, puis exécuté avec un sang-froid déconcertant, en disposant chacun des éléments de manière à ce que nul ne puisse la soupçonner. En fait, vous n’êtes pas complice dans cette affaire, vous êtes - au même titre que l’ordonnance erronée et le médicament subtilisé - un élément du crime mis en place par la machiavélique Skeffington. Le temps et l’acharnement au travail effaceront de votre mémoire cette tragique aventure. Votre sentiment coupable doit maintenant faire place à une saine colère dirigée contre cette monstrueuse personne, non pas parce qu’elle a tué un être sans défense mais, plus égoïstement, parce qu’elle a abusé de votre confiance. Une fois que la colère aura banni la culpabilité, vous pourrez enfin oublier et votre conscience pourra s’apaiser et retrouver sa sérénité. En me contant votre histoire, vous m’avez inclus dans l’affaire ; c’est avec désarroi que je dois vous avouer être incapable de châtier la coupable. Comme vous, me voilà rongé par l’impuissance : je ne peux pas rendre la justice tout comme vous ne pouvez dénoncer l’odieux crime au risque de vous perdre... Il nous faut dès à présent dissiper nos doutes et nous résoudre à l’indifférence. Ce n’est pas le seul acte impuni, ils sont légion dans les annales du crime et ne parlons pas de ceux que l’on ne soupçonne même pas ! Le Dr Watson et moi-même garderons secret la teneur de cet entretien. Vous pouvez dormir en paix, nous nous porterons garants de votre intégrité s’il arrive quoi que ce soit, mais je gage que Mrs Skeffington vous a déjà oubliée : elle jouit de sa nouvelle existence, profitant de sa fortune et de sa liberté. "

Miss Abbott, convaincue par la tirade de mon ami, nous remercia chaleureusement avec force effusions avant de dévaler les marches de notre appartement pour se laisser happer par le tumulte de la rue. Un profond soulagement faisait rayonner son visage qui avait repris des couleurs et le contraste avec celui qu’elle nous avait présenté lorsqu’elle fut introduite dans notre salon aurait été plus que flagrant si nous avions pu prendre une photographie de ces deux moments : elle était transfigurée. Je la regardais s’éloigner du 221b Baker Street en remontant vers Marylebone Road lorsque Holmes m’extirpa de ma contemplation :

" Watson, je sollicite votre talent de conteur pour mettre sur papier cette troublante affaire pour archivage personnel. Elle est sans précédent et fait montre d’un machiavélisme poussé à son paroxysme. Je pensais être le seul - vu l’expérience que j’ai du crime - à pouvoir imaginer une mise en scène aussi parfaite et un déroulement sans faille, mais je constate avec surprise qu’une femme - que beaucoup d’entre nous considèrent comme un être frivole et peu réfléchi - est capable d’une telle perfidie. Je savais certaines représentantes de la gent féminine calculatrices et prêtes à tout pour se trouver un mari à la fortune encline à satisfaire leurs caprices de coquettes et leurs extravagances, je les savais aussi capables de tuer, du moins d’enrôler quelqu’un pour le faire à leur place, pour les mêmes raisons ou par jalousie mais là, cet acte dépasse tous les agissements répertoriés imputés aux femmes criminelles. Même si son crime est odieux, je dois avouer mon admiration : non seulement elle s’en tire sans être inquiétée mais en plus, sans le savoir, elle me tient en échec... "

Il ralluma sa pipe et en tirant un énorme nuage de fumée qu’il souffla avec exaspération.

" C’est inconcevable ! tonna-t-il. Comment une femme peut-elle me tenir tête !

- Ce n’est pas la seule, murmurai-je à part moi.

- Pas de commentaires, Watson. Vous aiguiseriez ma colère. Je sais que si j’avais été dans la situation de Miss Abbott j’aurais pu l’en empêcher."

Le voyant ainsi fulminer, je décidai malgré l’heure tardive et le jour déclinant de le laisser à son courroux et d’aller prendre l’air avant le repas du soir. Ce ne pouvait être qu’une bonne idée, car Holmes, encore sous le choc, s’abîmait dans une réflexion sans fin qui ne menait nulle part. Cette femme, même s’il ne l’avait affrontée qu’à travers le témoignage de Miss Abbott, avait été plus forte que lui. Les conseils qu’il s’était ingénié à donner à l’infortunée jeune femme ne valaient pas pour lui et il eut beaucoup de difficultés à accepter sa cuisante défaite. Dans sa longue carrière de détective, il avait fréquenté toutes sortes de criminels et de gens suspects, et s’était trouvé dans mille et une situations dont il avait su démêler l’écheveau... Comment pouvait-il dompter son émotion et feindre l’indifférence face à une telle affaire ? Il n’y parvint que cinq jours plus tard lorsqu’une nouvelle enquête prit d’assaut son cerveau et vint l’extraire de son mutisme teinté de sa neurasthénie.

 Fin

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