Les Auteurs du Cercle Littéraire de l'Escarboucle Bleue


L'AFFAIRE DU MEUBLE DES DOCKS

 

  

PAR ANDRE LLINARES

 

  

Mes lecteurs se rappellent certainement l'affaire peu banale que j'ai rapportée sous le titre du Ruban Moucheté, au cours de laquelle mon ami M. Sherlock Holmes eut à résoudre ce que les théoriciens appellent aujourd'hui une énigme en chambre close. Cette même année 1883 nous apporta une autre affaire, tout aussi tragique, que je ne pus, jusqu'à ce jour, porter à la connaissance du public, Holmes ayant pris alors certaines liberté avec la police et la justice.

Aujourd'hui, le temps a passé, notre ami l'inspecteur Gregson n'est plus de ce monde, et je puis donc transcrire les faits qui se produisirent ce jour lointain de printemps.

Tandis que je lisais les journeaux du matin devant les restes de notre petit déjeuner, Holmes triait son courrier, toujours abondant : demandes ,remerciements, menaces faisaient son après-déjeuner quotidien. Un coup de sonnette interrompit cette lecture.

- Un client, Holmes ?

- Je ne pense pas , Watson. La porte se referme déjà et seul le pas de Madame Hudson dans l'escalier nous parvient. Un messager plutôt.

Effectivement, Madame Hudson frappa et entra, porteuse d'une enveloppe.

- De la part de l'inspecteur Gregson, dit-elle en tendant le mot à Holmes. Le commissionnaire attend la réponse en bas.

- Ah, Gregson ! s'exclama Holmes. Il doit patauger dans quelque cas inextricable, vous ne croyez pas, Watson ?

Ses yeux brillaient d'un éclair moqueur, tandis qu'il décachetait l'enveloppe. Il reprit :

- Que vous disais-je ? Ecoutez : "Une affaire comme vous les aimez. Rejoignez-moi au 17 Coburn Street."

Il se tourna vers Madame Hudson :

- La réponse est : "Nous arrivons."

Puis vers moi :

- Je pense que vous êtes partant, Watson. Si son affaire est aussi intéressante que celle de Lauriston Garden que vous avez publiée sous le titre "Une étude en rouge", alors je crois que nous nous occuperons agréablement.

Quelques minutes plus tard, un fiacre nous menait vers Coburn Street, dans le quartier des Docks.

L'animation bigarée de la City avait fait place à une agitation plus interlope dans ces ruelles où des hangars et des entrepots séparaient des bouges à matelots, des fripiers et des prêteurs sur gages, pour ne parler que des activités les plus respectables.

Devant le numéro 17 nous attendait Gregson qui nous accueillit avec le sourire.

- J'étais sûr que vous viendriez, Monsieur Holmes, et vous aussi, docteur Watson, nous dit-il. L'affaire présente quelques bizarreries qui pourraient vous intéresser.

- Nous vous suivons, Gregson.

Nous entrâmes dans la maison, un immeuble sordide où des chambres à peine meublées étaient louées à des marins en attente d'embarquement, à des dockers louant leurs bras à la journée sur les quais, et à des femmes partageant leur vie entre les trottoirs et les pubs à matelots.

La pièce où nous introduisit l'inspecteur Gregson était sombre, sale et poussiéreuse. Un homme était effondré sur la table, le visage sur le bois. Un couteau lui faisant une plaie béante entre deux côtes.

Holmes nous fit signe de ne pas avancer davantage. Il s'avança seul dans la pièce. Celle-ci était presque vide : une paillasse dans un coin, quelques vêtements douteux, un vieux coffre de l'armée très semblable au mien, la table avec le corps et une chaise renversée derrière le cadavre.

Holmes s'approcha de la table et sortit sa loupe. Devant l'homme effondré, se trouvait un verre renversé et, à l'autre bout de la table, une bouteille presque vide, qu'il étudia longuement. Nous le vîmes ensuite examiner quelques fragments sur la table, puis il s'intéressa à la blessure, et enfin au couteau avant de fouiller les vêtements du mort et ceux qui traînaient sur la paillasse. Après un coup d'oeil sur le coffre, il se tourna vers nous et lança:

- Qu'en pensez-vous, Gregson ?

Ses yeux brillants prouvaient à qui le connaissait bien, qu'il avait découvert quelques indices déterminants.

- A première vue, Monsieur Holmes, on pourrait penser à un suicide : l'homme vivait dans la misère. Regardez cette pièce : pas le moindre objet de valeur, des fripes, quelques couverts, pas de réserve de nourriture, pratiquement pas d'argent. L'homme boit pour se donner du courage, puis se tue.

Holmes répondit :

- Pourtant celà ne semble pas vous satisfaire, puisque vous m'avez appelé.

- En effet, Monsieur Holmes. Comme vous l'avez constaté, il n'y a pas le moindre papier qui permette d'identifier la victime. De plus, la blessure me paraît bizarre. Bien sûr, on peut se porter un tel coup soi-même, mais elle est vraiment en biais.

En disant celà, il se tourna vers moi, interrogateur. J'intervins :

- D'autant plus que si l'homme a bu pour se donner du courage, c'est qu'il en manquait. Mon expérience médicale m'invite à penser que dans ce cas, on ne cherche pas des raffinements, mais on frappe vite et fort, et presque spontanément à la hauteur du coeur, avant que le courage ne disparaisse.

Holmes m'approuva :

- Bravo, Watson, bien observé. Mais il y a mieux : voyez ces quelques débris sur la table. Ces sont des fragments de tabac à priser. Or comme vous l'avez constaté, j'ai fouillé ce cadavre et il n'avait pas de tabac sur lui.. Fouillez la pièce, vous n'en trouverez pas. Maintenant regardez ses doigts, docteur, regardez ses narines : cet homme ne prisait pas et ne fumait pas non plus.

- Il n'était donc pas seul !

- Exact. Et d'autres détails le prouvent. Il désigna l'extrémité de la table :

La bouteille est inaccessible pour cet homme. Quelqu'un d'autre l'a déplacée et posée là. Celui qui l'a prise a bu au goulot : on voit nettement les traces de ses lèvres et on distingue très bien avec la loupe un brin de tabac sur le col de la bouteille.

Il se tourna vers Gregson :

- Trouvez un homme qui prise et et aime suffisamment l'alcool pour en boire à la bouteille, et vous serez sur la piste de votre assassin.

Gregson ne répondit pas, laissant son regard errer sur la pièce lugubre dans laquelle s'était déroulé le drame que le détective essayait de reconstituer.

Holmes reprit :

- Je sais que ce n'est pas suffisant pour constituer une piste.

Il m'interrogea :

- Que vous suggère le couteau, Watson ?

Je m'approchai du cadavre et, comme me le demandait Holmes, j'examinai l'arme.

- Un couteau de l'Armée d'Afrique du Sud, Holmes, répondis-je. Et même, il me semble, une arme d'officier avec son manche travaillé.

- Bien, Watson, bien. Que remarquez-vous encore ?

Disant celà il me passa sa loupe.

- Un numéro, Holmes, gravé sur le fond de la lame, le numéro du régiment, certainement : celà se faisait dans l'Armée des Indes.

Holmes conclut pour Gregson :

- Et bien voilà, Gregson, vous avez toutes les données. Merci pour cet intéressant petit problème. Venez Watson, nous partons.

Pendant que deux policiers et deux brancardiers entraient pour chercher le corps, nous sortîmes de la maison.

Je retrouvai avec plaisir la rue et l'air libre, à peine plus sain cependant que celui du meublé.

Holmes ne me laissa pas le temps de faire la moindre remarque.

- En chasse, Watson !

Je sursautai :

- Que comptez-vous faire, Holmes ? Le numéro sur le couteau peut donner des renseignements, c'est certain, et Gregson va faire le nécessaire immédiatement, mais je doute que celà le conduise à l'assassin : le 2'ème d'infanterie était le principal régiment engagé en 79 contre les Zoulous. Alors nous, que pouvons-nous faire ?

- Exactement ce que Scotland Yard ne peut pas faire : trouver l'assassin !

- Mon cher Holmes !

Il sourit :

- Avez-vous suffisamment examiné la lame de ce couteau ?

Je réfléchis un instant :

- A part le numéro du régiment, je ne vois pas...

Il m'interrompit :

- Vous avez certainement vu, Watson, mais vous n'avez rien déduit, tout comme Gregson. Il y avait une traînée blanche, caractéristique de la pâte à polir qu'emploient les armuriers. Or vous l'avez constaté, comme moi, il n'y avait pas de pâte à polir dans la pièce. Et de toutes façons, vu l'état général, la victime n'était pas du genre à astiquer un couteau. On peut donc en déduire...

J'enchaînai :

- Que le couteau a été apporté par l'assassin ! Nous le tenons, Holmes, nous... Je me calmai très vite. Holmes me regarda avec amusement :

- Pas tout à fait, hé, Watson ? Si l'assassin a fait disparaître les papiers de la victime sans se préoccuper du couteau, c'est que le numéro de cette arme n'est pas particulièrement compromettant.

Alors que j'aurai du m'en offusquer, le ton ironique de sa remarque me remonta le moral. Il semblait avoir d'autres cartes dans son jeu.

Il reprit :

- Il y a autre chose, Watson. Sur l'extrémité du manche était gravé un petit numéro. Celui qu'affectent à une marchandise qui passe entre leurs mains, les prêteurs sur gages. C'est là l'origine de la pâte à polir trouvée sur la lame.

Cette discussion dans le fiacre qui nous ramenait à Baker Street, s'acheva devant le repas fumant que nous avait préparé Madame Hudson. Nous mangeâmes en silence, Holmes réfléchissait, et je respectai sa réflexion. Enfin, il me dit :

- Voulez-vous vous rendre utile, Watson ? Alors trouvez-moi tous les lieux de garnison du 24è d'infanterie en Afrique du Sud, ainsi que le nom des officiers de chacun d'eux. Celà ne devrait pas être bien difficile, votre passé de médecin militaire doit vous ouvrir pas mal de portes dans les services du Ministère. Pensez aussi à vos anciennes relations dans l'armée.

- Vous pouvez compter sur moi, Holmes, j'aurai, dès ce soir tous les renseignements que vous souhaitez.

Il reprit :

- Quant à moi, je dois en apprendre davantage sur la victime. Celà me permettra peut-être de retrouver le prêteur où fut engagé ou vendu l'arme.

Disant celà, il disparut dans sa chambre. Il en ressortit quelques minutes plus tard déguisé en marin barbu et peu recommandable. Je le vis s'éloigner du pas indécis de celui qui n'a pas marché sur un sol stable depuis longtemps.

Mon après-midi se passa au Ministère des Armées, où, de service en service, de relation en relation, je remplis ma mission sans trop de peine. Aussi est-ce fier de mes renseignements que je regagnai Baker Street tandis que s'allumaient les premiers réverbères.

Holmes n'était pas encore rentré.Je pensais à ce qu'avait du être son après-midi, dans les ruelles tristes et mal famées des Docks, dans les salles enfumées des bars louches ou les boutiques poussiéreuses et avares des prêteurs sur gages.

La nuit s'était faite quant il rentra. Inutile de dire que j'avais mille questions à lui poser sur son enquête.

Il me devança :

- Je vous demande deux minutes, Watson, le temps de reprendre une allure un peu plus respectable !

Plus tard, assis dans son fauteuil et tirant sur sa pipe, il rompit enfin le silence :

- A votre air excité, Watson, je me doute que votre après-midi n'aura pas été vaine.

Heureux d'être ainsi mis sur la sellette, je lui tendis la feuille où se trouvait la liste des renseignements que j'avais obtenus : tous les officiers des différents postes et lieux de garnison du 24ème Régiment de l'Armée d'Afrique du Sud depuis cinq ans.

- Excellent, Watson, vous avez fait du bon travail. Notre homme ne peut plus nous échapper.

Je répliquai :

- Pour être aussi affirmatif, vous avez du récolter des renseignements intéressants dans les Docks. Je me trompe ?

- Pas du tout, Watson, c'est tout à fait vrai.

Puis il se tourna vers la pendule :

- Mais il se fait tard, et demain nous devons être sur les quais dès 4 h 30. Bonne nuit, Watson.

Mes lecteurs savent que dans ce cas, bondir, poser des questions, s'énerver, ne sert strictement à rien. Je gagnai ma chambre, mais bien entendu mon esprit enflammé m'empêcha de fermer l'oeil.

A quatre heures, j'entendis Holmes tambourinner à ma porte. Nous avalâmes une tasse de thé chaud et, couverts et équipés, nous prîmes le fiacre que Holmes avait commandé. Des bancs de brouillard dansaient autour des réverbères encore allumés, autant que dans mon cerveau fatigué.

- Avez-vous votre révolver d'ordonnance, Watson ? Oui ? Très bien. Notre homme peut-être dangereux. : je sais exactement ce qui s'est passé, mais je ne connais pas l'état d'esprit du meurtrier aujourd'hui car je ne sais pas encore ce qui l'a poussé à tuer.

- Nous allons l'arrêter ?

- Oui, Watson ! Nous allons nous poster sur les quais au bout de Coburn Street. Son bateau lève l'ancre à 5 h 30 pour profiter de la marée. Celui que nous attendons doit rejoindre son poste à 5 heures.

Il jetta un coup d'oeil par la fenêtre :

- Nous arrivons, Watson.

Après avoir renvoyé le fiacre, nous nous cachâmes derrière des ballots, non loin de l'"African Star". Derrière nous la rivière s'animait à l'approche de la marée. Une brume visqueuse stagnait sur les bassins, et l'humidité commençait à nous pénétrer. Heureusement nous n'eûmes pas longtemps à attendre dans l'air humide et poisseux qui caractérise les abords de la Tamise.

Un homme vêtu en marin, approchait, un sac sur ses épaules voûtées, jetant autour de lui des regards méfiants de bête traquée. Lorsqu'il fut devant nous, Holmes bondit :

- William Hunt, au nom de la Reine, je vous arrête pour le meurtre de Ronald Owson !

L'homme fit un bond en arrière, mais j'étais déjà derrière lui.

- Ne le laissez pas s'échapper, Watson ! cria Holmes. Et il lui mit sous le nez le dessin du couteau qu'il avait relevé dans le meublé de Coburn Street.

A cette vue l'homme s'effondra :

- Vous savez tout !

- Disons que nous savons presque tout, répondit Holmes. Nous savons ce qui s'est passé, même si je devine pas mal de choses...

L'homme ne dit rien. Il avait visiblement du mal à respirer et paraissait complètement abattu. Il avait perdu toute envie de nous échapper. Il nous dit péniblement :

- Je vais tout vous dire, Messieurs. Après vous ferez de moi ce qu'il vous plaira. De toutes façon, cela n'a plus grande importance maintenant.

L'homme s'assit sur un ballot et commença spontanément son récit.

- Comme vous le savez, je m'appelle William Hunt, de l'Armée d'Afrique du Sud. Mon histoire remonte à 1879 à l'époque de la guerre contre les Zoulous.

Ronald Owson était capitaine, comme moi, et bien entendu comme tous les officiers de même rang dans une même garnison, nous étions amis... Enfin, amis, c'est beaucoup dire... L'ennemi ne se faisant pas pressant, nous passions beaucoup de temps à jouer, à jouer et à boire.

Ses yeux se voilèrent en disant cela. Je voulus intervenir pour dire ma propre expérience de ces soirées de garnison, loin de toute civilisation, au milieu d'un pays hostile, mais le regard de Holmes me dissuada d'interrompre la confession de William Hunt. Celui-ci reprit :

- Nous buvions donc beaucoup. J'avais dans le fort une maîtresse, Anna, une jeune noire, fille d'un éclaireur du camp, et que j'aimais passionnément, mais que j'oubliais chaque fois que me prenait le démon de la boisson... Un soir de beuverie et de jeu, je perdis peu à peu tout ce que j'avais mis de côté. J'avais même perdu la solde des six mois à venir. Et qui sait où nous serions dans six mois, alors que les attaques des Zoulous se faisaient plus nombreuses et plus meurtrières. Alors, Dieu me pardonne...

Et là, il éclata en sanglots et pleura longtemps, son visage enfoui dans ses mains. Nous le regardions en silence. Puis il se calma et put reprendre , la voix brisée :

- Alors j'ai parié Anna, et j'ai perdu !

Sa voix se fit chuchotement : nous devions tendre l'oreille pour l'entendre parmi les rumeurs des quais. Il continua :

Sous l'effet de la boisson, en titubant, je suis allé chercher Anna, sans un mot d'explication, et je l'ai jetée dans les bras d'Owson. Celui-ci riait à gorge déployée tandis qu'Anna essayait de se débattre et d'échapper à son étreinte. Alors voyant qu'il n'en serait pas maître, Owson la gifla violemment. Anna, déséquilibrée, tomba et heurta le coin de la table où s'étalait encore notre jeu d'enfer. Elle ne se releva pas : elle était morte. Mon Dieu, mon Dieu, quel souvenir ! Et le rire du démon de Owson... Je me jetai sur lui, je voulais le tuer.

Il serra sa tête dans ses mains :

- Faire taire ce rire... Il me poursuivra donc toujours ?

Epuisé, Hunt s'arrêta et essuya quelques larmes sur ses joues. Puis il reprit :

- A ce moment-là, sonna le clairon, des cris fusaient dans le fort : les Zoulous étaient passés à l'attaque. Le reste n'a plus beaucoup d'intérêt : au cours des combats, je fus blessé et évacué.

Disant celà, il nous montra son bras raide et poursuivit sa confession :

- Je jurai alors de retrouver Owson pour venger Anna, c'est tout ce que je pouvais faire pour elle. Quant à moi, il ne me reste plus qu'à espérer la miséricorde de Dieu...

Il enfouit de nouveau son visage dans ses mains. Pris par son récit, nous avions assisté au drâme de cet homme, de ces vies brisées.

- Mon récit se termine. Je suis à Londres depuis un an. J'ai cherché Owson pendant des mois et des mois : J'ai su que lui aussi avait été démobilisé après une blessure. Et puis, ne l'ayant pas trouvé, et ayant presque épuisé mon pécule, j'ai cherché un bâteau : Je devais embarquer ce matin pour l'Afrique du Sud. Ma vie, ou du moins ce qu'il en reste, est toujours là-bas... J'ai donc cherché à acheter un sac de marin. Alors, passant devant la boutique d'un prêteur sur gages, j'ai vu dans la vitrine un couteau de l'Armée d'Afrique. En m'approchant, j'ai vu le numéro : c'était celui de mon régiment, et seul Owson possédait un tel couteau. Le mien était légèrement différent car nous n'étions pas de la même promotion. Voilà mon histoire. Si vous m'avez retrouvé, c'est que la suite, vous la connaissez.

Il s'arrêta, essoufflé.

Il se fit un silence, troublé seulement par la sirène des remorqueurs autour des bateaux en partance avec la marée.

Holmes prit la parole :

- Si vous le voulez bien, je vais continuer votre récit, et vous interviendrez si je me trompe ou si un détail reste dans l'ombre. Le docteur Watson servira de témoin à cette confession. Etes-vous d'accord ?

Hunt fit un signe d'assentimentet Holmes commença son récit :

- Vous êtes entré chez le prêteur, vous lui avez dit que vous étiez vous aussi un ancien d'Afrique du Sud. Vous avez alors acheté le couteau, et vous lui avez demandé l'adresse de celui qui l'avait mis en gages ; peut-être même pour le mettre en confiance, lui avez-vous dit que c'était pour le rendre à votre ancien camarade de combat.

Il bourra sa pipe, l'alluma et en tira quelques bouffées.

- Vous êtes allé à l'adresse indiquée. Owson vous a tout-de-suite reconnu. Je pense que tout s'est ensuite passé très vite.

Je l'interrompis :

- Holmes, comment pouvez-vous dire celà ?

- C'est bien simple, Watson, il n'y avait aucune trace de lutte dans la pièce, et peu de traces caractéristiques sur le sol poussiéreux.

Il reprit à l'inttention de Hunt :

- alors il a reculé en voyant le couteau dans votre main, il a reculé jusqu'à la table, renversant une chaise. Il s'est versé un verre et a bu une gorgée. Vous vous êtes avancé, avez attrapé la bouteille, et bu vous aussi pour vous donner du courage. Je pense même que vous avez toussé et éternué...

Je ne pus m'empêcher de l'interrompre à nouveau :

- Holmes !

- Rappelez-vous de ces brins de tabac à priser, Watson ! Bien, je continue.

Il se tourna à nouveau vers Hunt :

- Puis vous vous êtes approché de lui. Il s'est détourné pour éviter le coup, mais n'a même pas cherché à vous échapper. Vous l'avez frappé, l'atteignant au côté. Puis vous avez pris ses papiers pour qu'il demeure un inconnu, laissant le couteau qui lui appartenait dans la plaie : on penserait à un suicide.

De nouveau, il se fit un lourd silence autour des sanglots de Hunt. Un coup de sirène tout proche annonçait le départ imminent de l'African Star. Holmes tendit à Hunt son sac d'équipage.

- Ne manquez pas votre embarquement, Monsieur Hunt.

Puis, se tournant vers moi :

- Venez, Watson, nous n'avons plus rien à faire ici.

Ce n'est que lorsque nous fûmes à Baker Street devant un solide petit déjeuner, que Holmes daigna s'expliquer :

- Voyez-vous, Watson, cet homme a suffisamment souffert, et il souffrira encore beaucoup. Que peut la justice des hommes dans un cas comme celui-ci ?

- Peut-être avez-vous raison, Holmes. Cependant, au moins pour satisfaire ma curiosité, ne pourriez-vous pas revenir sur votre après-midi d'hier ? Comment avez-vous découvert William Hunt ?

Il tira quelues bouffées de sa pipe, sourit, et enfin m'apporta les éclaircissements que j'attendais :

- Nous avions le couteau, du moins le dessin et les numéros que j'avais relevés, et nous savions qu'il avait été mis en gages. Il restait à découvrir où. Ce fut assez facile. Une rapide enquête dans Coburn m'apprit que la victime, l'inconnu du 17, était un homme usé par l'alcool, qui ne quittait guère les rues avoisinant son meublé, et qui passait ses journées à traîner dans les tavernes et dans les Docks. L'échoppe du prêteur sur gages se trouvait donc dans les parages. Partant de Coburn Street, je les visitai tous. En fait, le deuxième à qui je montrai le dessin reconnut le couteau. LA description qu'il me donna de son propriétaire correspondait avec celle de la victime.Son livre me fournit l'adresse qui était bien 17 Coburn Street, et son nom, Ronald Owson. Il avait vendu le couteau la veille à un homme d'allure militaire, mais un peu voûté, avec un bras raide, qui se disait un ancien camarade du propriétaire du couteau, et qui voulait le revoir, avant son embarquement. Un problème, Watson ?

- Vous ne saviez tout de même pas son nom.

- Exact, Watson, mais c'est là que vous intervenez. Grâce à vos recherches, nous avions la liste des officiers ayant servi en Afrique du Sud, dans le même régiment que Owson. On ne pouvait suspecter ceux qui sont encore en poste là-bas. Seuls quatre d'entre eux n'y étaient plus, et il me fut facile de savoir lequel fut le notre : l'un était mort, un autre était parti aux Indes depuis deux ans, un autre, blessé aux jambes finit sa vie dans un fauteuil roulant. Bref, un seul, William Hunt avait été démobilisé après une blessure à l'épaule, le rendant invalide pour l'armée. Lui seul avait été en garnison avec Owson, au moment de sa blessure, et il avait été rapatrié à Londres de puis un an.

J'applaudis :

- Magnifique, Holmes ! Mais comment l'avez-vous retrouvé ?

- Elémentaire, mon cher Watson ! Le prêteur m'avait dit que l'homme à qui il avait vendu le couteau allait s'embarquer. Il était donc inscrit sur les rôles d'une compagnie maritime ; il suffisait de trouver laquelle. Comme il était dans cette partie des Docks pour faire ses dernières courses avant son embarquement, il était probable que cette compagnie se trouvat aussi dans ce quartier. J'ai donc fait le cour des bureaux d'enrôlement du coin. Le troisième avait sur ses listes un homme dont la description correspondait avec celle que m'avait donné le prêteur. Son nom était William Hunt, et c'est ce que vos recherches ont confirmé. Son bateau partait, vous l'avez vu à 5 h 30 vers l'Afrique de Sud. Et voilà, Watson, la boucle est bouclée...

Il ne croyait pas si bien dire : quelques jours plus tard, les journaux nous apprirent le naufrage de l'African Star au large des Açores. Il n'y avait aucun survivant.

Ainsi s'acheva la triste affaire du meublé des Docks.

   

texte exhumé grâce aux bons soins de M. André Llinarès