Les Auteurs du Cercle Littéraire de l'Escarboucle Bleue


 

PETER LE NOIR

ou

LA DISPARITION DU CAPITAINE BASIL

 

PAR JEAN-PAUL CABOT

 

  

le 27 juillet 1895

 

M. L'inspecteur Hopkins à Scotland Yard,

Mis à part les livres de comptes de ma petite agence, de Ratcliff Highway, je suis peu enclin à l'écriture, mais les récents évènements que je viens de traverser obligent ma conscience à vous faire le témoin de ce récit.

Ma rencontre avec le capitaine Scott Basil remonte à fin juin de cette année 95. Mon métier de courtier maritime me porte à fréquenter quotidiennement ces marins de passage en quête d'acheteurs, de commandes ou de personnel à embarquer.

En ce début d'été, le travail ne manquait pas car les cargaisons étaient fragilisées par la chaleur et les demandes de cale sèche affluaient. Mes allées et venues sur les quais alternaient avec mes permanences dans ma boutique au coeur de l'East End maritime.

Je ne manquais pas de croiser plusieurs fois ce grand bonhomme à l'allure d'épouvantail avec sa casquette baissée de trois-quart sur le côté et dont la visière masquant les sourcils, jetait une ombre inquiétante sur ses yeux. Son profil aquilin et sa barbe de deux jours rappelaient un busard guettant une proie.

Je le vis successivement arpentant les quais, cherchant une place de manutentionnaire à l'accostage des navires, partageant les gamelles des ouvriers de chantier à la pause, ou rôdant dans les bars de marins.

"Vous cherchez un job de quelques jours, lui demandai-je brusquement, accoudés au bar du Merlin's.

- Faut voir, répondit-il d'une voix grave.

- J'ai besoin d'un commis pour être à la boutique ou faire mes courses pendant trois ou quatre jours. Je suis courtier sur Ratcliff Highway.

Il me dévisagea de ses yeux brûlants puis esquissa un sourire et conclut :

- Va donc ! Que voulez-vous de moi ?"

Je savais que même le plus ignare des capitaines savent tenir un registre journalier mais Scott Basil m'étonna par sa rigueur et sa clairvoyance.

Au bout de deux jours, je n'hésitai plus à m'absenter plusieurs heures, procédant moi-même aux courses diverses tandis que le capitaine mettait à jour mes lourds registres.

Il m'interpella le second soir :

" Mr Sumner, j'ai remarqué quelque chose d'étrange, si vous voulez bien excuser mon indiscrétion. Depuis que j'ai mis le pied dans ce quartier, j'ai entendu parler d'une sorte de rançonneur qui inquièterait les petits commerçants, mais après avoir suivi vos comptes ligne à ligne, je suis surpris des pertes que ce personnage vous a occasionné à vous-même.

Je sursautai et ne pus que bredouiller :

- Comment avez-vous pu deviner ? J'ai fait tant d'efforts pour que cette malheureuse histoire ne transparaisse pas dans mes livres...

- Acceptez mes excuses, Mr Sumner, j'ai vécu une longue expérience d'intendant de bord avant de commander et même si celà ne m'a pas sauté aux yeux, divers détails m'ont amené à conclure que Wilson l'éleveur sévissait chez vous.

Il me me montra ces détails relevés ça et là dans mes ordres. Sa démonstration était lumineuse et inébranlable, appuyée pas à pas sur les plus tenues de mes écritures.

-Que savez-vous de ce Wilson ?, l'interrompis-je.

- Ce que vous voudrez bien m'en dire ; cependant quelques tenanciers de bar et négociants m'ont déjà laissé imaginer l'ampleur du territoire sur lequel ce gredin a tissé sa toile."

En quelques mots je lui exposait les malheurs que Wilson, l'éleveur de canaris, faisait subir à ceux qui avaient un jour refusé de participer à ce qu'il appelait ses recherches scientifiques zoologiques et, en toute confiance lui communiquai le nom des malheureux qui soit, avaient plié boutique, soit avaient quitté le quartier sans donner d'autres nouvelles. Je lui affirmai notre impuissance, même regroupés à le coincer ou à démanteler son réseau d'extorsions.

Basil s'assombrit et finit par soupirer :

" Je n'ai aucun conseil à vous donner et suis désolé d'avoir évoqué si maladroitement cette triste affaire."

Il m'aborda le lendemain en me proposant de devancer certains de mes déplacements pour se dégourdir les jambes. Je ne fus d'ailleurs pas fâché de récupérer mes dossiers devenus si limpides.

Etant donné l'efficacité de ses services (pour le salaire dérisoire que je lui accordai) je n'osai pas lui repprocher ses absences plus longues pendant les trois derniers jours de notre collaboration. Je l'imaginai à la recherche d'une autre place, d'un autre contrat. Il me semblait attiré par le centre de Londres, certes moins propice aux anciens marins, mais hélas plus attirant pour dépenser les quelques shillings qu'un emploi précaire avait pu lui mettre en poche.

Il ne me confia pratiquement rien sur son passé à l'exception de cet épisode qui me paraît pourtant bien peu vraisemblable.

C'était le seul soir où il accepta mon hospitalité. Je l'avais autorisé à utiliser pour cette nuit le seul divan de ma boutique. Après avoir fermé les battants, je sortis deux verres et mon meilleur rhum et nous nous laissâmes aller au bavardage. Il me fit comprendre qu'il avait bourlingué en Orient ces dernières années. Il me raconta La Mecque qu'il avait visité, déguisé en musulman. Il perdit son bateau en tentant de rejoindre une femme, "La femme", insista-t-il mais malheureusement qui était mariée.

Tous nos marins, une fois le pied à terre, ne peuvent s'empêcher de parler de leurs femmes, celles qu'ils ont laissées, celles qu'ils ont trompées, celles qu'ils n'ont jamais eues.

Mais son regard brillait tant que je me demandai un instant si nous n'avions pas trop forcé sur le rhum. Pourtant deux petits verres...

Sa "Femme" etait divinisée. Je compris assez vite qu'elle appartenait à une classe bien supérieure à la sienne. Il avait eu la malchance de la rencontrer la veille de son mariage et son entreprise pour l'aborder, la suivre l'avait entraîné malgré lui à devenir, par hasard et sous un maladroit déguisement, son témoin de cérémonie. Mais elle, avait été capable de le percer et sa deuxième tentative pour l'aborder, toute aussi maladroite (il s'était déguisé en clergyman) avait donné l'occasion à la dame de le secourir des coups d'une bande de malfrats, de le réconforter et de le soigner dans sa propre maison, à l'insu de son nouveau mari. Le capitaine Basil croyait profiter de quelques moments de bonheur incognito, mais elle s'était prise au jeu et avait accepté de son côté, ce moment troublant où soignant un soi-disant vieux pasteur, elle tremblait au contact de cet homme extraordinaire.

Je le revois me racontant, ému, la fragilité de cet instant, puis un vif éclair au fond de l'oeil, m'annoncer victorieux que les deux coeurs s'étaient rejoints :

Aussi comédienne que lui, malgré sa noblesse d'extraction, cette étonnante créature l'avait suivi jusque chez lui, déguisée en homme. (Je ne peux m'empêcher de sourire en relatant cette soirée, mais ça paraissait tellement vraisemblable dans sa bouche). Lorsque le faux clergyman, tête bandée, raccompagné par un médecin introduisit sa clé dans la porte devant chez lui, une voix derrière lui, dans la rue claironna :

"Bonsoir, monsieur Scott Basil !"

Cette féline personne avait fait (ou fait faire) une enquête et savait tout de lui.

Sous un prétexte subit, il faussa compagnie au médecin et eut juste le temps de se précipiter sur le marche pied de son coupé, alors qu'elle donnait l'ordre d'avancer. Et bien, le croirez-vous ? Il m'affirma qu'elle lui ouvrit la portière et sitôt assis, ils rabattirent les mantelets.

Le lendemain, elle embarquait pour l'Amérique du nord. Il ne s'en remit jamais et n'eut de cesse d'obtenir un commandement sur cette destination. Son navire fut détruit par une tempête au cours de la traversée quelques jours après l'appareillage. Je n'ai pas réussi à lui faire dire le nom du bâtiment ni la date se son naufrage.

"Je parle trop, ce soir", reconnut-il et je ne pus en apprendre davantage.

Je n'eus pas besoin de le congédier. Il se détacha lui-même en évoquant une promesse qui lui aurait été faite :

"Je suis sur une affaire exceptionnelle. Il se peut que l'on cherche à me contacter. Avec votre permission je laisse l'adresse de votre boutique. Je serai momentanément chez un mien cousin qui réside au 221b Baker Street. Ne m'envoyez personne directement sauf sur ma demande. Faites-moi simplement parvenir un mot par l'intermédiaire de la logeuse Mme Hudson."

Ce sont les dernières paroles que j'entendis de sa bouche.

J'eus alors un doute dans les jours qui suivirent.

Qu'allait -il faire dans ces quartiers résidentiels de Londres ?

Qui était ce cousin magnanime ?

Dans quelle affaire mon capitaine était-il entrain de se faire embarquer ?

Le maigre salaire que je lui laissai ne pouvait motiver ni des escrocs, ni des sponsors autour de sa personne. Qui pouvait autant s'intéresser à un marin sans fortune ?

J'envoyais mon vieil ami Lancaster, à cette adresse le surlendemain matin.

Ce qu'il me rapporta me glaça les sangs :

Il avait suivi le capitaine Basil bien reconnaissable à sa casquette et sa vareuse jusqu'à la boutique d'Allardyce, un boucher du quartier. Il portait un long paquet ficelé sous son bras.

D'après le récit de James Lancaster qui s'était posté à la lucarne de l'arrière-magasin, mon capitaine passa une bonne heure à tenter de transpercer une carcasse de porc à l'aide d'un harpon à baleine. Basil n'avait pas la carrure d'un harponneur.

Quelle folie s'emparait de cette homme pourtant si correct malgré sa vie malheureuse ?

A l'emprise de quelle force maléfique était-il entrain de succomber ?

Mon inquiétude redoubla quand j'appris les circonstances de la mort Peter Carey, capitaine de sombre réputation, dit Peter le Noir, transpercé par un harpon dans la retraite qu'il s'était aménagé. Y aurait-il un rapport entre cet objet sinistre et l'expérience grotesque de la boucherie d'Allardyce ?

Dans les trois jours qui suivirent, je reçus la visite de deux harponneurs qui répondaient à une annonce du capitaine Basil pour embarquer dans une expédition polaire. Ils semblaient motivés par un salaire plus que décent. Ce reviremment de fortune du capitaine m'intriguait. Je persuadai alors Lancaster de se joindre aux deux candidats et envoyai un message à l'adresse que m'avait laissé mon employé.

La réponse parvint très vite, sous la forme d'un télégramme laconique :

" Envoyez trois hommes pour demain matin dix heures. Basil"

Le format télégraphique me surprit. Bien sûr je connaissais déjà son écriture. Mais là, était-ce toujours lui ?

Le lendemain, James Lancaster et les deux harponneurs se présentaient à Baker Street. La logeuse les fit attendre dans l'escalier. Il entra le premier dans la pièce où trois hommes l'attendaient. Le plus grand des trois ressemblait vaguement à Scott Basil mais sa prestance et son port hautain était sans rapport avec l'allure décontractée de mon marin. Cet homme l'informa que la place était prise, le gratifia d'un demi-souverain et le pria d'attendre dans la chambre voisine.

Je n'ai pas compris pourquoi, mais cette attente fut providentielle. Le second harponneur l'ayant rejoint, ils surprirent à travers la porte, une conversation étrange :

Peter Cairns, le troisième candidat demandait huit livres par mois et la voix de l'individu qui ressemblait au capitaine déclarant :

"Vous êtes l'homme qu'il me fallait".

Au moment de signer, s'ensuivit une bagarre indescriptible qui dura deux bonnes minutes.

Quand mon envoyé fut invité à repartir, il eut le temps de remarquer que Peter Cairns portait les bracelets de fer.

C'est en quelques mots, le récit que me fit Lancaster à son retour, me rendant encore plus désemparé.

Pourquoi cette arrestation ?

Qui était cet ursurpateur ? Un escroc ? Un policier ? Un ami ou un ennemi de Basil ?

Et surtout qu'était devenu mon ténébreux marin ?

Quelle est la part de vérité dans cette expédition polaire dont personne, ici n'entend plus parler ?

Quelle était cette "affaire exceptionnelle" ? Serait-elle liée à sa disparition subite ?

Ayant pris connaissance de votre succés grâce à cette arrestation à Baker Street, qui reste troublante pour moi, j'ai beau chercher dans la presse mais ne trouve aucune référence au capitaine Basil à l'exception de la mention du harpon.

Je me permets de vous remettre ce récit en espérant que vous pourrez retrouver la trâce de mon employé si dévoué et que sa disparition n'est pas sujette à des conséquences dramatiques.

Je me tiens à votre disposition.

Edward Sumner

 

  

 

 

 

 

 

le 25 septembre 1895

 

   Monsieur Sumner,

j'ai lu avec attention le rapport que avez adressé à l'inspecteur Hopkins.

Mon ami le capitaine Basil me charge de vous confirmer que Wilson, l'éleveur de canaris a bien quitté définitivement East End pour une retraite bien gardée.

Il vous remercie pour votre collaboration à l'arrestation du harponneur Cairns, meurtrier de Peter le Noir.

Si vous me faites l'honneur d'une visite à Baker Street, je me ferai une joie de vous donner les meilleures de ses nouvelles.

Recevez mes sincères salutations.

  

Sherlock Holmes

 

  

 

Documents mis à disposition et traduits par Jean-Paul Cabot le 17 avril 1995